Nouveaux horizons
Syrinx de Fensalir
NAISSANCE : 313
MORT : 389
ÂGE : 76 ans
RACE : dryade
Automne 353
« La tête de métal vient frapper avec force la bûche, fendant l'écorce et le bois avec une étonnante facilité malgré l'allure frêle des bras qui manient la hache. Le bruit, répétitif et monotone, résonne dans l'atmosphère un peu fraîche du début de la saison froide, un halo brumeux cristallisant chaque effort dans l'air sec de la fin d'après-midi. Approchant l'horizon, l'astre virait peu à peu dans ces teintes d'écarlate et d'or, inondant indistinctement le ciel et la terre comme si l'on eut percé le flanc de ce géant solaire. Quelques oiseaux chantaient encore, ça et là, émaillant la solitude sereine de ce moment de quelques notes lointaines. Là, la silhouette menue d'une dryade affairée à débiter avec application le tronc qui alimentera l'âtre de ce soir se découpe dans la lumière. Absorbée dans ses pensées, elle a déjà bien assez de bois mais le travail de la découpe est comme une activité qui l'aide à se concentrer, un quelque chose de rassurant qui la fait se retrouver seule avec elle-même.
Elle s'arrête un instant pour souffler, posant la tête de la hache contre le sol et prenant appui contre le manche de bois rugueux. Avisant le travail achevé, elle jauge que ce sera suffisant et s'accorde un moment de repos. D'un revers machinal de la main elle efface le fin film de transpiration qui s'était formé à son front, avant de défaire l'attache qui gardait noués ces cheveux plein du feu du soleil couchant. Le dos quelque peu endolori par l'effort, elle profite de cet instant pour admirer le paysage. Le lieu est calme et paisible, à l'orée de cette forêt qu'elle apprécie tant. La nature y est vivace et omniprésente et elle aurait dû lui apporter un sentiment de réconfort tranquille. Pourtant, la sensation diffuse d'un trouble conséquent apportait l'once d'un affreux doute, d'une méfiance irrationnelle là où n'aurait dû se trouver qu'une familiarité rassurante. Une incertitude qui court dans les pensées sans qu'on ne puisse s'en débarrasser, qui revient malgré tout dès que l'esprit est oisif et ne s'occupe plus. Quand il faut parcourir le long trajet qui va jusqu'au village, quand il faut traire Angélique ou avant de s'endormir.
L'inquiétude, comme un reflet vague et distant, qui perce parfois ce regard qui aimerait pourtant s'acharner sur une réalité pragmatique et monotone. Mais ce n'était ni un rêve ni un cauchemar et elle érode parfois la volonté avec un quelque chose de pernicieux. Même si tout semble normal aujourd'hui, Syrinx sait que quelque chose ne va pas. Que quelque chose a dérapé, dans un enchaînement brutal et complètement incontrôlé. Elle le sent, ce mystère, profondément enterré quelque part et qui ne s'est laissé apercevoir que cette unique fois. Même si tout semble normal aujourd'hui, des traces sont encore là, subtiles mais bien présentes, comme un rappel en dur de ce qu'il s'est passé. Le manche de la hache présente encore une coloration légèrement plus sombre là où elle a été imbibée de sang. Car le bois n'oublie pas, il n'oublie jamais, et il se nourrit de ce qu'on lui offre, pour sceller dans ses cernes le passage du temps éternel. Elle a eu beau frotter et gratter, elle ne disparaîtra jamais totalement.
Alors, pourquoi un tel silence, pourquoi une telle dureté ? Le ciel qui tremble et l'air qui s'embrase, le combat à mort et la folie dans les yeux. Tout ceci elle ne le comprenait pas, et si elle était prête à accepter beaucoup de choses, elle gardait pourtant les images gravées dans sa mémoire de ce moment terrible où elle crut la fin arrivée. La fin pour sa mère, la fin pour Lúthien. La fin pour la seule famille qu'elle n'avait jamais eu. Et, dans le fond, c'était ça qui provoquait l'angoisse d'un frisson primordial. Qu'y avait-il de si puissamment caché que l'apocalypse daigne se manifester le jour où ça remonte ? Elle avait haït l'homme qui était venu pour ce qu'il avait infligé à sa mère. Haït comme peu de fois elle avait souhaité la destruction de quelque chose. Mais elle avait aussi détesté sa mère d'avoir accueillit cette même personne, ce monstre de froideur et de sévérité. Il lui faisait peur, et elle avait eu peur qu'il ne termine leurs vies à toutes les deux. L'hospitalité de Lúthien l'avait dépassée. Quand bien même il avait tenté de réparer ses fautes en l'aidant à prendre soin d'elle, c'était lui qui les avait provoquées. Sa présence dans la maison avait été, à ses yeux, un viol de l'intimité.
Expirant profondément la frustration qui naissait de ses pensées, elle ne savait toujours pas comment réagir. Elle ramassa le bois qui traînait par terre, vaguement concentrée, avant de finalement le rentrer, les bras chargés, dans la bâtisse au toît de chaume qui représentant presque l'entièreté de l'univers qu'elle connaissait. À l'intérieur, l'odeur familière d'une marmite sur le feu éveilla ses sens, peinant pourtant à dissiper un certain malaise présent comme en bruit de fond. Depuis déjà presque une dizaine de jours Syrinx ne parvenait à se défaire de cette sensation qu'elle éprouvait, mélange de raideur froide, d'inquiétude et de reproches envers Lúthien. Le soulagement que la dryade avait éprouvé après le départ de l'homme avait été très grand, mais pourtant elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver ce fond de rancœur se mêlant à son incompréhension. Dans un silence qui se faisait quelque peu pesant depuis le temps, elle déposa le bois dans la niche prévue à cet effet avant de jeter un coup d’œil dans la pièce.
_ C'est fait. J'ai aussi rentré Angélique. »
Une banalité sans commune mesure, comme pour mieux camoufler les fissures d'une secousse qui s'en était allée.