« Il était tard et la nuit avait jeté son voile sur le monde comme une immense chape de ténèbres. Un carcan aveugle et sourd qui étouffait les sons et les esprits, l'attention et l'éveil, berçant les mortels dans la douce et lente mélancolie du sommeil. Emmitouflée sous le flot cotonneux de nuages gris et blancs, la cité lentement sombre, apathique et sans envie, ne subsistant plus que par d'éparses signes de vie. Là une auberge, là une placette, en autant de petites lueurs perdues dans la nuit. Les bruits parvenaient à l'oreille déformés et lointains, éclats de rires ou bribes de mots. Et des nuées tombait, gracile et aérienne, la neige immaculée, silencieuse et sereine. Partout elle se posait, couche fragile et légère qui donnait à la cité sinistre allure, celle d'un tombeau à ciel ouvert.
Posée là sur un banc de pierre, une silhouette anodine et solitaire observe l'inertie morbide qui s'est emparée des lieux. Vides et inertes, le mouvement semble les avoir presque désertés si ce n'est, ici ou là, l'ombre fugace d'un passant pressé. C'est un square petit mais coquet, entouré de maisons charmantes et fier, en son centre, d'une fontaine sculptée. L'eau coule en un mince filet comme une perturbation discrète et monotone qui aurait été, sans l'hiver et le froid tenace, un bruit doux pour s'endormir à l'aune des arbres dénudés. Accrochées ici et là, quelques lanternes dispensent leurs lueurs, agrémentées d'une ou deux fenêtres éclairées, laissant apercevoir les images fugaces des ombres projetées de leurs habitants. Échos éphémères et instantanés de vies que le regard, pourtant, n'observe que d'une attention distraite et lointaine.
Posée là sur un banc de pierre, entre deux parterres de jonquilles naissantes, la silhouette laisse les yeux vagabonder sur ce qui l'entoure, l'esprit ailleurs, le cœur mitigé. À l'écart de l'agitation marchande qui enflamme les rues le jour, cet endroit ne semble pas très fréquenté, et s'il flotte ici et là les lambeaux dispersés de ce qui ressemble à une réjouissance inconsciente, c'est un calme serein et tranquille qui inonde les lieux. De quoi se reposer et laisser pénétrer le vide en son sein comme le froid dans les os. La lucide clarté hivernale qui régénère les pensées et raffermit la volonté. Enfoui sous des couches de vêtements et une lourde cape protégeant du froid, Kryos attendait. Patiemment, sans but réel. Il n'en avait pas vraiment besoin, car quand le temps file et s'étire, presque jusqu'à l'infini, cinq minutes ou une heure n'étaient dans tous les cas qu'un battement de cils.
Un nuage de buée frissonnante se forme à chacune de ses expirations, dissipant sa chaleur en volutes discrètes. Il se demande, secrètement, ce qu'ils font, ces êtres nés d'il ne savait où et tirés de leur supposée léthargie. Parcourant le monde, ici et là, comme autant de sentinelles libérées dans la nature. Il pense à Euryale, la terrible Gorgone, qui dans ses temples officie et prie. À son histoire et sa solitude éternelle, morne et tragique. Il pense à Phaôs, qui vit depuis si longtemps, sans pourtant ni souffle ni battement dans ses veines de métal, enlacé à lui sous ces couches de peaux. Il pense à ces créatures issues du tréfonds des âges, serpentant secrètement entre les secondes de l'Histoire, fendant le flot imperturbable du temps avec l'assurance de ceux qui ne connaissent pas l'angoisse d'un corps qui se fane et se flétrit. Il pense à lui, il se demande, avec un intérêt vague et tout juste anecdotique, s'il partage quelque chose avec eux. Il n'en sait rien, il voudrait bien, mais il a arrêté de vouloir savoir, ses interrogations tirant vers ce futur inconnu et flou plutôt que vers ce passé qui s'étiole. L'esprit est une arme puissante, mais pourtant terriblement vulnérable devant l'égrenage constant et inexorable des secondes qui disparaissent. Il balaie les formes du jardin autour de lui, plaisantes à l’œil mais qui le laissent pourtant complètement indifférentes. La mélancolie est un poison, et l'éternité une route de ténèbres qui vous change à jamais. Comment Euryale a-t-elle conservé sa lucidité, il n'en sait rien, mais il l'admire d'autant plus qu'elle a su résister à la folie.
Le silence, angoissé et terrible. Et cette envie qui se fait toujours de plus en plus pressante, qu'il sait ne contenir que pour prouver qu'il peut ne pas y céder tout de suite. Désir capricieux, éphémère et impérieux, qui s'évanouira sans doute aussi rapidement qu'il s'en est allé. Il sait très bien qu'il n'est pas venu ici juste pour s'asseoir ou se reposer, pour attendre ou pour penser. Il sait très bien qu'il va le faire, tôt ou tard, mû par l'impulsion agitée de cet intérêt qui le presse depuis plusieurs jours. Alors il fredonne, vers un peu chaotiques et désordonnés, réminiscence d'une geste disparue, laissant son esprit converger vers une lumière qui se concentre en un seul point.
Sur la route d'ivoire, sans contours ni fin,
Armé de Furie, accablé d'Allégresse,
Je m'élance, trébuche, dévoré par la faim,
Je suis le tonnerre, je suis les nuées,
Dispersant colère, envie et détresse.
La magie opère, soumise à sa volonté. C'était un pouvoir de coercition à la fois fascinant et terrible. Il suffisait de les appeler pour qu'il s'en vienne, et l'emprise qu'il avait sur eux ne dépendant que de cette rencontre initiale, un moment crucial où se confrontait le pouvoir des mots.
Il observe la silhouette comme il l'aurait fait pour la première fois, ses yeux d'un gris presque bleu dévisageant le gris d'une peau terne et la face d'un être qu'il n'aurait su s'il fallait le qualifier de merveilleux ou de désespérant. Mais Kryos ne se fie pas à l'inoffensive qu'il dégage, car il sait que sous la façade de peau brûlent l'essence d'un quelque chose d'inhumain. Un démon, et comme tout ceux de cette espèce, si on peut dire ça ainsi, il se méfie des travers qu'ils sont capables de déployer. Pour autant, il y avait en Solstice un quelque chose d'intemporel, presque apaisant. Une lueur formidable et charnelle qui se manifestait parfois dans son savoir et ses chants.
_ Salut. »
Un simple mot anodin, en guise de salutation. Il aurait pu faire un peu plus d'efforts, mais sa simplicité exprimait tout.
_ Je m'ennuyais. »
Aveu lâché sans aucune gène de l'avoir dérangé pour quelque chose qui pouvait passer pour un caprice. Il s'ennuyait, il est vrai, mais peut-être pas tout à fait non plus. Et puis le démon avait toujours paru calme et mesuré en sa présence. Peut-être une illusion, peut-être pas, mais il ne redoutait pas vraiment sa réaction. Le visage de Kryos s'anime un peu plus, sincère dans le souci qu'il exprime. Un instant de silence égaré à l'issue duquel le triton finit par tendre devant lui une cape de laine qu'il avait emporté. Au cas où, pour ne pas avoir froid.
_ Est-ce que tu as froid ? » »
Posée là sur un banc de pierre, une silhouette anodine et solitaire observe l'inertie morbide qui s'est emparée des lieux. Vides et inertes, le mouvement semble les avoir presque désertés si ce n'est, ici ou là, l'ombre fugace d'un passant pressé. C'est un square petit mais coquet, entouré de maisons charmantes et fier, en son centre, d'une fontaine sculptée. L'eau coule en un mince filet comme une perturbation discrète et monotone qui aurait été, sans l'hiver et le froid tenace, un bruit doux pour s'endormir à l'aune des arbres dénudés. Accrochées ici et là, quelques lanternes dispensent leurs lueurs, agrémentées d'une ou deux fenêtres éclairées, laissant apercevoir les images fugaces des ombres projetées de leurs habitants. Échos éphémères et instantanés de vies que le regard, pourtant, n'observe que d'une attention distraite et lointaine.
Posée là sur un banc de pierre, entre deux parterres de jonquilles naissantes, la silhouette laisse les yeux vagabonder sur ce qui l'entoure, l'esprit ailleurs, le cœur mitigé. À l'écart de l'agitation marchande qui enflamme les rues le jour, cet endroit ne semble pas très fréquenté, et s'il flotte ici et là les lambeaux dispersés de ce qui ressemble à une réjouissance inconsciente, c'est un calme serein et tranquille qui inonde les lieux. De quoi se reposer et laisser pénétrer le vide en son sein comme le froid dans les os. La lucide clarté hivernale qui régénère les pensées et raffermit la volonté. Enfoui sous des couches de vêtements et une lourde cape protégeant du froid, Kryos attendait. Patiemment, sans but réel. Il n'en avait pas vraiment besoin, car quand le temps file et s'étire, presque jusqu'à l'infini, cinq minutes ou une heure n'étaient dans tous les cas qu'un battement de cils.
Un nuage de buée frissonnante se forme à chacune de ses expirations, dissipant sa chaleur en volutes discrètes. Il se demande, secrètement, ce qu'ils font, ces êtres nés d'il ne savait où et tirés de leur supposée léthargie. Parcourant le monde, ici et là, comme autant de sentinelles libérées dans la nature. Il pense à Euryale, la terrible Gorgone, qui dans ses temples officie et prie. À son histoire et sa solitude éternelle, morne et tragique. Il pense à Phaôs, qui vit depuis si longtemps, sans pourtant ni souffle ni battement dans ses veines de métal, enlacé à lui sous ces couches de peaux. Il pense à ces créatures issues du tréfonds des âges, serpentant secrètement entre les secondes de l'Histoire, fendant le flot imperturbable du temps avec l'assurance de ceux qui ne connaissent pas l'angoisse d'un corps qui se fane et se flétrit. Il pense à lui, il se demande, avec un intérêt vague et tout juste anecdotique, s'il partage quelque chose avec eux. Il n'en sait rien, il voudrait bien, mais il a arrêté de vouloir savoir, ses interrogations tirant vers ce futur inconnu et flou plutôt que vers ce passé qui s'étiole. L'esprit est une arme puissante, mais pourtant terriblement vulnérable devant l'égrenage constant et inexorable des secondes qui disparaissent. Il balaie les formes du jardin autour de lui, plaisantes à l’œil mais qui le laissent pourtant complètement indifférentes. La mélancolie est un poison, et l'éternité une route de ténèbres qui vous change à jamais. Comment Euryale a-t-elle conservé sa lucidité, il n'en sait rien, mais il l'admire d'autant plus qu'elle a su résister à la folie.
Le silence, angoissé et terrible. Et cette envie qui se fait toujours de plus en plus pressante, qu'il sait ne contenir que pour prouver qu'il peut ne pas y céder tout de suite. Désir capricieux, éphémère et impérieux, qui s'évanouira sans doute aussi rapidement qu'il s'en est allé. Il sait très bien qu'il n'est pas venu ici juste pour s'asseoir ou se reposer, pour attendre ou pour penser. Il sait très bien qu'il va le faire, tôt ou tard, mû par l'impulsion agitée de cet intérêt qui le presse depuis plusieurs jours. Alors il fredonne, vers un peu chaotiques et désordonnés, réminiscence d'une geste disparue, laissant son esprit converger vers une lumière qui se concentre en un seul point.
Sur la route d'ivoire, sans contours ni fin,
Armé de Furie, accablé d'Allégresse,
Je m'élance, trébuche, dévoré par la faim,
Je suis le tonnerre, je suis les nuées,
Dispersant colère, envie et détresse.
La magie opère, soumise à sa volonté. C'était un pouvoir de coercition à la fois fascinant et terrible. Il suffisait de les appeler pour qu'il s'en vienne, et l'emprise qu'il avait sur eux ne dépendant que de cette rencontre initiale, un moment crucial où se confrontait le pouvoir des mots.
Il observe la silhouette comme il l'aurait fait pour la première fois, ses yeux d'un gris presque bleu dévisageant le gris d'une peau terne et la face d'un être qu'il n'aurait su s'il fallait le qualifier de merveilleux ou de désespérant. Mais Kryos ne se fie pas à l'inoffensive qu'il dégage, car il sait que sous la façade de peau brûlent l'essence d'un quelque chose d'inhumain. Un démon, et comme tout ceux de cette espèce, si on peut dire ça ainsi, il se méfie des travers qu'ils sont capables de déployer. Pour autant, il y avait en Solstice un quelque chose d'intemporel, presque apaisant. Une lueur formidable et charnelle qui se manifestait parfois dans son savoir et ses chants.
_ Salut. »
Un simple mot anodin, en guise de salutation. Il aurait pu faire un peu plus d'efforts, mais sa simplicité exprimait tout.
_ Je m'ennuyais. »
Aveu lâché sans aucune gène de l'avoir dérangé pour quelque chose qui pouvait passer pour un caprice. Il s'ennuyait, il est vrai, mais peut-être pas tout à fait non plus. Et puis le démon avait toujours paru calme et mesuré en sa présence. Peut-être une illusion, peut-être pas, mais il ne redoutait pas vraiment sa réaction. Le visage de Kryos s'anime un peu plus, sincère dans le souci qu'il exprime. Un instant de silence égaré à l'issue duquel le triton finit par tendre devant lui une cape de laine qu'il avait emporté. Au cas où, pour ne pas avoir froid.
_ Est-ce que tu as froid ? » »