Les morts rêvent-ils d'infinités anthracites ?
FT. LYCORIS NOX GRIFFESANG ─ FIEF DES MÉRIDIONLa douleur infinie de celui qui reste
Comme un pâle reflet de l'infini voyage
Qui attend celui qui part.
─ Bottero
Le vent aride du désert frappait la bâtisse de pierres, sifflant, faisant voltiger les grains de sable comme une écume dorée s'échouant sur les rebords d'une plage. La paume posée sur le carreau de la fenêtre de la pièce qu'il avait revendiqué comme sienne, Shaol observait le crépuscule orangé de ces terres désertiques que la Couronne avait offert à son clan. Quelle ironie. Voilà que les Méridion avaient troqué un Enfer pour un autre. Le démon n'avait pas besoin de se concentrer pour voir apparaître dans son esprit les plages ternes de galets infinies de son monde. Vide. Mort. Le désert d'Oriade n'en était qu'une pâle copie un peu plus lumineuse. Shaol n'appréciait guère cet endroit, qui remuait de façon déplaisante le souvenir de ses trop nombreuses éternités passées à contempler la ligne de l'horizon lointain. Avait-ce été une volonté des têtes couronnées ; une manipulation subtile pour leur rappeler qu'ils ne faisaient pas parti de leur monde, qu'ils n'étaient au final que des visiteurs vaguement tolérés, jamais bienvenues ? Cela ne l'aurait guère étonné. Les jeux de pouvoir prenaient diverses apparences en ces lieux comploteurs. Souvent vicieuses, parfois mortelles.
Le démon tapota la vitre rayée par le passage du sable du bout de son index, imposant un rythme raisonnant dans la pièce muette. Tap, tap, tap. La bâtisse était étonnamment vide pour un repère de démons. Shaol ne pouvait en vouloir à ses compatriotes : la vie dans ce monde était tellement plus... intense. Il les connaissait presque tous, exceptés quelques créatures aux ambitions impulsives propre à leurs jeunes âmes. Ils apprendraient. Tap, tap, tap. Personne n'avait protesté lorsque le démon s'était présenté aux portes du fief. Il était suffisamment âgé et puissant pour qu'on le laisse en paix. Lorsqu'il avait demandé à voir Vilhelm, le chef de leur clan, il s'était heurté à un inébranlable mur de silence, de non-dits et de regards tournés ailleurs. Son ami ne désirait visiblement pas le voir. L'avait-il oublié, après tous ces siècles de réclusion ? Cela le blessait plus qu'il ne voulait se l'avouer. Tap, tap, tap. Sans doute avait-il ses raisons. C'était un homme occupé. Shaol n'avait pas été étonné d'apprendre qu'il était toujours à la tête du clan : sa puissance phénoménale était connue de tous les démons. Nul ne se risquerait à le défier. Car chez ses comparses, tout était question de puissance, d'ancienneté et de domination. La loi du plus fort.
Ce qui expliquait pourquoi aucun des rares résidents n'avait bronché lorsque le nouvel arrivant avait commencé à transformer leur forteresse en salle de réception. Autant que cette immensité caverneuse serve à quelque chose, après tout. Une ombre au bas de la grande tour s'attira le regard du démon ailé. Il retira sa main de la vitre en un raclement grinçant, soupirant. Il était temps d'endosser son masque d'hôte. D'un geste qui relevait de l'habitude, il lissa le revers de sa veste en tissu sombre, brodé de volutes argentées. Sobre, efficace, élégant. Il se dirigea vers l'immense escalier d'un pas nonchalant, s'appuyant contre la rambarde, un sourire paresseux étirant à demi ses lèvres alors que les gardes qui étaient postés à l'entrée faisait entrer leur visiteur. Leur visiteuse, en fait. Si Shaol n'était nullement le maître de ces lieux, il en donnait une toute autre impression, avec ses beaux autours, son attitude désinvolte et les petites révérences que lui adressèrent les deux démons inférieurs lorsqu'ils prirent congé. Quand le chat n'est pas là...
Shaol ne bougea pas d'un poils, examinant avec attention son invitée du haut du double escalier de pierres. Les symboles étaient importants, et elle était ici chez lui. Sur son territoire. Le silence s'étira paisiblement entre eux, plus alimenté par une curiosité réciproque qu'une réellement provocation. Lycoris Griffesang était telle qu'il l'avait déjà aperçu : digne et fière, drapée dans une dignité affichée. Impériale. Belliqueuse. Son sourire s'étira un peu plus.
─ Duchesse, ronronna-t-il doucement, sachant pertinemment que l'écho créé par les murs nus de l'immense entrée porterait la moindre nuance de sa voix jusqu'à son interlocutrice. Soyez la bienvenue à Oriade.
Ses yeux améthystes brillaient lorsqu'il descendit finalement les marches du grand escalier de sa démarche féline, saisissant avec douceur la main de la dame pour y appliquer un baiser chaste du bout des lèvres ; sans un instant la quitter du regard.
─ C'est un plaisir de vous accueillir dans notre petit bout d'Enfer, lui murmura-t-il, toujours penché vers elle, avant de se redresser et de lui rendre sa main, une lueur espiègle dans les yeux. Son pouvoir ondulait autour d'elle sans la toucher, curieux. Venez-vous jouer avec moi, Votre Grâce ? semblaient dire ses prunelles rehaussées d'aurore.