« La tempête déferla sur lui avec la force grondante et sournoise qu'on aurait pu attendre d'un Jörmungandr qui se voit agiter un morceau de viande fraîche sous le museau. Ses mots étaient du poison pour l'âme, un acide rongeant l'intérieur de la psyché avec une lenteur cadavérique. Lentement mais sûrement, s'infiltrant dans ces interstices intimes qu'ils partageaient tous les deux depuis ce jour maudit où ils s'étaient rencontrés pour la première fois. Depuis ce jour maudit où Kryos s'était noyé dans les rêves de mégalomanie du titan et avait tiré ce fléau de son sommeil séculaire pour de nouveau libérer sa colère sur le monde. Après tout, n'y avait-il pas un peu du triton dans ce sillage écarlate de massacres et de terreur qu'il semait ici et là sur son passage ? Ne serait-il pas encore en train de dormir paisiblement si le triton n'avait pas eu l'affront de transgresser les interdits de son peuple ?
Ses mots étaient pleins d'une vérité amère qu'il ne pouvait hélas nier. La corruption qu'ils avaient tous côtoyé dans les sous sols de cette prison avaient laissé leur marque indélébile sur chacun d'entre eux. Irrésistiblement. Tous ces imbéciles avaient voulu s'emparer d'une chose dont ils ne saisissaient ni l'importance ni l'origine pour la plupart, mais là où certains s'étaient contentés de l'observer de loin, d'autres l'avaient carrément embrassés à bras ouverts. Et ceux là seraient maudits pour l'éternité. Et le Jörmungandr pouvait bien le menacer de mort, Kryos savait qu'il était enchaîné par les hommes contre sa volonté. Et s'il voulait ce qui lui avait été volé, il ne pourrait jamais se permettre de provoquer sa mort.
Il allait répliquer quand une secousse les prit de cours. Pas une secousse, non, plutôt un tremblement. Une bouffée de chaleur envahit presque instantanément la gorge de Kryos tandis que son cœur ratait un battement. La chose était là. Fébrile, il eut à peine le temps de maudire le serpent monde et de se demander comme il était possible qu'ils aient aussi peu de chance pour tomber pile poil à l'endroit où elle était dès leurs premiers pas sur son territoire que l'inquisiteur l'embarqua sans ménagement ni délicatesse pour les faire revenir hors de la zone ravagée. Et il le jetta presque par terre comme une vulgaire chose en lui intimant un nouvel ordre.
Outragé - et en même temps assez peu rassuré - Kryos s'immobilisa, dans l'espoir peut-être vain qu'une absence de vibrations calmerait la bête. Et bien entendu, le titan ne l'entendait pas de cette oreille et la sensation de son ombre s'emparant des ruines avec l'avidité qui le caractérisait tant laissa échapper un frisson d'appréhension le long de l'échine de Kryos. Il pouvait presque sentir la peur du monstre marin fouailler les entrailles de la terre à la recherche de ce qu'elle dissimulait, prédatrice et sournoise. Exactement ce qu'il aurait aimé éviter qu'il fasse : la provoquer. Un bourdonnement sourd résonna alors dans la nuit noire, un quelque chose d'absolument pas naturel ni bienveillant aux yeux de l'oracle. Aux aguets, celui-ci focalisa l'entièreté de son attention sur ce bruit discordant, ses perceptions empathiques ouvertes en grand bien malgré lui et le malaise qu'il captait, tentant tant bien que mal de poser une sensation, un quelque chose sur ce qu'il ne voyait pas et qui semblait pouvoir surgir de n'importe où à n'importe quel moment.
Et peut-être, une fois de plus, qu'il aurait dû rester dans l'ignorance.
Leurs enfantillages absurdes sont soudainement balayés par une vague sinistre aux relents de mort. Un quelque chose d'épais et de poisseux, qui ne se digère pas, plein de l'odeur des charniers et des fumées toxiques d'un monceau de cadavres qui brûlent mais vivent encore. Là, dans l'obscure mélasse de la nuit, coule, hurlant de rage, un halo pétrifiant au toucher froid comme la chair morte. Une démence qui s'éveille et s'élève, formidable, comme la mer qui se retire avant la lame de fond venant briser les côtes. C'est glacé, c'est brûlant, ça irradie l'esprit et le corps tout entier comme une lumière qui crucifie. Ça éclipse les querelles intestines et même le Jörmungandr semble durant une seconde devenir ridiculement insignifiant face à la promesse d’irrationalité qui pulse là dans les tréfonds.
Les échos des âmes en peine de Fhaedren lui reviennent en mémoire, leurs hurlements glacés déchirant l'esprit comme un couteau dans du beurre. Il lui semble percevoir sur la lande retournée, l'espace d'un instant, un champ de cadavres et d'os sur lesquels pousseraient de petites excroissances cristallines. Des pierres d'une couleur noire étrangement lumineuse, balisant l'obscurité d'un quelque chose de plus sombre encore, les appelant doucement à se joindre à elles. Et ce qu'il vient de se manger fait cruellement écho à ce à quoi il s'est ouvert en Fhaedren. Un souvenir douloureux qui semble brûler dans son esprit d'une façon presque physique.
Le bourdonnement a cessé depuis un moment, mais l'empreinte de la chose est profondément ancrée dans l'esprit du triton. Sa volonté en a pris un coup et l'angoisse de questions sans réponses commence à l'assaillir. Il est pâle, mais la nuit et son teint basané empêchent peut-être de s'en rendre compte. Ayant saisi la main de la chevalière, il l'agrippe avec un peu trop de force, incapable de la lâcher, se laissant à moitié faire pour se relever. Il sent en elle, à travers ce contact, le froissement familier de la peur. Mais elle est si fade comparée à ce qui règne là. Tous, ils sont tous inconscients ! Et la tentation de se fermer empathiquement à ce qui l'entoure est forte, mais plus forte encore est la peur de se savoir aveugle face à un danger qu'il serait incapable de sentir venir, aussi terrifiant soit-il.
La respiration forte et lourde, le rythme de son cœur commence lentement à redescendre, mais son bras tient encore celui de la chevalière avec bien trop de force, pour lui éviter de trembler. Le voilà de nouveau pris dans un enfer aveugle et presque sans échappatoire. Mais il devance les réponses aux questions de la chevalière et il les donne lui-même, d'un ton impérieux et sec, accusateur, et qui pourtant dénote de l'état de choc qui vient de le foudroyer. Dans ses paroles, il libère une once de magie, pour augmenter le charisme de ses propos, l'importance de ses mots, pour attirer l’œil et l'attention respectueuse.
_ Es-tu donc devenu fou ? Cesse immédiatement ! »
Il fixe la silhouette du titan avec, dans le regard, l'éclat du délire de celui qui a vu quelque chose qu'il n'aurait pas du voir. Un silence. Un silence bien trop lourd. Aucun bruit d'animal alentours ne se fait entendre, seul le frissonnement malaisant des feuilles dans les arbres semble masquer tant bien que mal ce vide sans contours. Un silence que le bourdonnement menace de briser n'importe quand mais qu'il rompt avec un aveu qu'il regrette presque d'annoncer.
_ J'ai vu ce qui rôde dans le sol. »
Ce n'était pas exactement le cas, mais Kryos voulait faire cesser coûte que coûte la folie du serpent monde. Continuer à provoquer ainsi la bête ne les conduirait qu'à l'apocalypse.
_ Tu voulais savoir ? Je vais te le dire, alors écoute moi bien, toi qui porte l'orgueil du nom de Conquête. Ce qui réside ici est bien au-delà de ton propre pouvoir, aussi grand soit-il, et ce ne sont pas deux soldats ou ton sabre qui vont l'arrêter. Elle n'a que faire de tes rêves de grandeurs, de ton titre ou de ce que tu es.
Si tu l'appelles maintenant, nous mourons tous. »
Des mots prononcés comme une sentence, une prophétie bien sinistre qui seyait à merveille à son rôle d'oracle mais dont il se serait finalement bien passé. Dans le fond, ce n'était plus véritablement un rôle, et il ne faisait là qu'annoncer la triste vérité d'un futur qui leur pendait au nez. »