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Lost Kingdom  :: Nueva :: La Grande Forêt

Au coeur des bois et des rêves | Seth Volrath

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L’ondée la surprit, alors qu’elle cueillait non sans mal les rares champignons sur une souche d’arbre abattu quelques années plus tôt par un orage. Elle releva le nez, accueillant les fines gouttes sur le visage. Son labeur n’était pas encore terminé qu’un petit animal tomba dans son panier. Aperçu du coin de l’œil, elle y découvrit un mulot à l’agonie. L’animal venait d’être lâché par son prédateur, au grand dam d’un duc étourdi, qui observa d’un œil curieux Jasmine. Rapidement, l’all’ombra dégagea l’animal de ses champignons et le déposa juste à côté d’elle. Son ombre le protégea de l’intention du rapace et quand elle en eut fini après cette courte pluie, elle se releva et partit.

Elle retrouva bien vite le sentier qu’elle avait quitté deux heures plus tôt, longeant un chemin bordé par des arbrisseaux. L'eau avait soulevé l’odeur des humus âpres et des rares pins, mêlant sève et décomposition. L’ombre avança dans le décor d’émeraude. Toute sa tenue laissait deviner qu’elle ne manifestait aucune envie d’être aperçu ; une longue cape abîmée par le temps couvrait son chef et son corps jusqu’à traîner au sol, ramenant avec elle feuilles mortes et brindilles, qu’elle se contenterait plus tard de nettoyer.  Bien vite, les arbres s’espacèrent, la limite du monde des hommes et de la forêt naissait. En contre-bas de la vallée qui s’offrait à sa vue d’azur, Jasmine pouvait clairement voir la tête des chaumières et des bâtisses récents que la météo finirait par ronger un jour. Elle continua la traversée, mettant à rude épreuve un court instant ses pieds pour éviter des pierres aussi grosses que les poings et gagna un pan du chemin beaucoup plus praticable.

La demeure dans laquelle elle habitait - une humble habitation d’un étage couverte de végétation, dont une écurie, qui épousait de surcroît la forme des hêtres l’entourant -, ne se trouvait pas loin du village, écartée tout de même par un petit bois et sa colline. De là où elle vivait, Jasmine entrapercevait les cimes de la forêt tracer l’horizon. Quelques croassements la surprirent. Un petit groupe de freux était apparu quelques jours plus tôt dans les parages, manifestement attirer par les graines de son potager. Arrivée à la hauteur de l’enclos, elle tenta en vain de chasser les bestioles qui revinrent dès qu’elle eut le dos tourné. Elle alla déposer le panier à l’intérieur de la pièce principale et sortit de l’autre côté. Quelques années de jardinage l’avait prévenu de trouver des solutions contre d’éventuels visiteurs indésirables et elle y trouva un épouvantail grossier cousu main qu’elle porta jusqu’au jardin. Un petit homme se tenait juste devant sa porte lorsqu’elle termina de faire son tour. Elle reconnut le fils de l’Ancien d’une communauté voisine qui la rejoint dès qu’il la vit.

« Laissez-moi vous aider Dame Argent à planter votre homme. » Devant la tête du pantin, le petit garçon rentrant dans la fleur de l’âge rit. Elle était une couturière aux prétentions rudimentaires.

« Ça ira. Je me débrouille, merci Cem. » Elle posa son bonhomme en paille et s’appuya contre lui, les manches retroussées, se servant du manche comme d’un troisième pied. « Dis à ton père que je viendrais le voir tout à l’heure. »

« Oh, non, il ne demande pas votre passage. Il tenait à vous remercier pour la dernière fois. » Le petit homme regarda autour de lui prestement, comme s’il venait d’avoir oublié quelque chose. Il revint sur ses pas pour trouver un panier en osier qu’il lui tendit. A l’intérieur se trouvait plusieurs sortes de courges et quelques fruits.

« Que Terraris vous nourrisse Dame Argent. » Elle accueillit le panier. « Grâce à votre don, il compte désormais se rendre à Lelanaserine. Il a compris. »

« Ce n’était qu’un mirage, Cem. » Le garçon ne comprit ni le mot ni la phrase, attendant visiblement une suite à cette annonce. N’ayant pas à cœur d’expliquer ce qu’une illusion était à l’ adolescent, puisqu’un épouvantail l’attendait, elle continua. « ... Rien. Remercie ton père pour le panier, je viendrais vous voir dès qu’il rentrera. »

« D’accord Dame Argent, je vais lui en faire part. Il m’a demandé de revenir d’ici deux jours pour le même panier. »

« Ne te fatigue pas à monter la colline. »

« J’ai des jambes solides vous savez ! »

Sur ces mots, Cem partit en courant tel un chien fou. Elle l’observa jusqu’à ce qu’il disparaisse de son champ de vision et elle retourna à son occupation. Une fois terminé, elle patienta. Les freux la considérèrent avec attention. Influencer un rêve était une chose, le rendre visuel une autre. Elle n'avait pas songé véritablement aux conséquences de son action la première fois. Cela avait commencé il y a seize ans, alors que l'Ancien du village près duquel elle vivait, lui avait demandé de le conseiller sur une voie à emprunter. Danijel Vertsan s'était vu éclairer, ses doutes avaient été dissipés et sa croyance résolue. L'information avait circulé dans les bourgs limitrophes et avait valu à l'all'ombra des passages et des présents fréquents. Elle avait déménagé une première fois et, en apercevant l'un des freux s'envoler, elle espéra - en réalisant - qu'il s'agissait bien de la dernière.
Le périple avait été long et fastidieux, la traversée de la frontière avait été semée d’embûches et nombre de dangers avait entravé le voyage des deux hères, conscients d'avoir rechapé au triste sort que nombre d'entre eux avait connu bien avant eux.

Gagner la verdoyante et luxuriante contrée Nuevienne n'avait pas été une mince affaire, a fortiori lorsqu'il convient de mener ce périple avec un homme souffreteux et impotent, à mi-chemin entre notre monde et celui qui lui succède. Condamné mais pas encore à l'article de la mort, l'entreprise valait la peine de s'y adonner quand bien même il eut fallut trépasser pour la mener à son terme.

Notre duo avait donc d'abord fait route le long des chemins côtiers longeant le littoral impérial puis avait dû se résoudre à couper à travers la brousse et l'épaisse futaie des terres intérieures pour échapper et se faufiler dans les mailles des trop fréquentes et sur le qui-vive sentinelles Ellgardiennes. Seth, ou plutôt Leonhardt et son camarade Arand durent crapahuter autant que faire se peut dans les marécages bordant la frontière naturelle, se dérobant dans les taillis et rampant dans la fange humide et poisseuse pour continuer leur aventure. L’œil Ellgardien veillait, guettait, surveillait, contrôlait de son esprit maladif et névrosé toutes les incursions à destination ou au départ de son territoire stérile et anémié. Le zèle d'une patrouille les avaient contraint à devoir montrer pâte blanche aux officiers, il fallut avancer des motivations obscures et plaintives, prétexter l'infirmité et l'état de santé désastreux de son compagnon puis invoquer enfin des motifs plus morbides encore - la préparation de la succession des héritiers du souffrant- devant leurs insistances à peine déguisées pour que le tandem puisse se dépêtrer de l'obstination des officiers. Quel mal insidieux pouvait donc composer ce duo loqueteux et à l'hygiène tout aussi douteuse ? Quelle sombre machination pouvait donc bien fomenter ces parias en se rendant dans le fief de ces créatures sylvestres ? Rien, du moins rien qui ne mettait visiblement la sécurité d'Ellgard à l'épreuve ou n'attentait à la vie de ses concitoyens et il était bien risible pour ne pas dire ridicule que de faire preuve d'un tel zèle pour les deux gueux en haillons qui se présentaient sans prétention devant leur jugement.

La démonstration avait été longue et les questions pressantes mais dans un énième toussotement rempli de miasmes, l'un des officiels avait fini par prendre pitié et d'un geste de dégoût leur fit signe de poursuivre leur route.  

Lorsqu'ils parvinrent enfin au fruit de leur labeur à regagner un sentier forestier dans le premier bosquet venu, les deux comparses surent que le plus dur était derrière eux même si les forêts millénaires de Nueva regorgeaient de créatures mystiques, recelaient d'innombrables secrets et qu'ils n'étaient pas à l'abri d'une rencontre inopportune.  Éprouvés par la traversée, le tandem poursuivit tant bien que mal son escapade en terre Nuevienne, serpentant laborieusement dans l'enchevêtrement de massifs boisés et de végétation dense qui constituaient pour l'essentiel de la topographie de cette grande forêt. Ils s’arrêtèrent à de nombreuses reprises, observant çà et là les chênes noueux et aux autres bétulacées pluriséculaires que comptait cette vénérable et auguste  forêt. C'était un ravissement des sens pour les béotiens qu'ils étaient car jamais aucun de ces deux hommes n'avaient foulé l'abondante et féconde lande de Nueva, ils ne connaissaient cette patrie que par les légendes mystiques qui leur avaient été contés.  La lumière diaphane tombait en fin rais à travers le feuillage clairsemé des hautes cimes, conférant à chaque panorama des jours qui s'ensuivirent une atmosphère picturale et onirique.  Dans la poursuite de leur aventure singulière, les deux comparses découvrirent les vestiges d'anciens temples et sanctuaires dédiées aux dieux, rendant ainsi compte par la-même des obédiences religieuses des Nueviens. Amas de pierres dressés en autel, arrangement de statues diverses et variées au sein de décors naturels préservés, inscriptions runiques immuables ornant des roches millénaires. Nueva était un pays d'arcanes ancestrales où les esprits élémentaires marchaient dans vos pas pour les guider ou lorsque votre âme était impure à la volonté des dieux anciens, vous enjoindre de quitter ces lieux sacrés.

Ils avaient passé une semaine entière dans cette forêt, épanouis par les merveilles qu'elle prodiguait à qui savait regarder et profiter de ses richesses. Mère nature pourvoyait à leurs besoins et ce fut pour chacun d'entre eux, un véritable retour aux sources. Les deux hommes avaient installé un bref bivouac sur le bord d'une saillie rocheuse au creux d'une baie protégée, Seth chassait et prélevait le strict minimum pour les restaurer tandis que Arand, immobilisé sur sa couche profitait de ces précieux et privilégiés moments.

Peu à peu, au contact de ce havre de paix, Arand se sachant au crépuscule de sa vie, avait engagé un long travail d'examen de conscience qui le confinait à l'introspection. Il avait entamé de coucher sur papier de brefs pensées en guise de mémoires et estimait que c'était là un devoir moral que de dresser le bilan de ce que fut une vie passée à servir une cause qu'il jugeait juste et légitime.

Seth l'avait conduit en ces terres propices à la méditation et à la paix intérieure parce que c'était là une de ses volontés, Nueva et toutes les créatures mystérieuses qu'elle abritait le fascinait de son charme singulier et discret et l'état contemplatif dans lequel l'homme était plongé chaque jour durant contribuait à son apaisement spirituel et à accepter le sort inéluctable.  Le soir, le ciel se constellait d'étoiles et d'astres lointains baignant de cette lumière sidérale si particulière la baie où ils s'étaient ancrés.

Arand partit la semaine suivante dans la sérénité et la tranquillité. Debout, le regard perché dans les nuages, le sourire aux bords des lèvres dans une clairière dégagé en contrebas d'un bois avoisinant. Seth offrit une sépulture décente à son ami dans une vallée non loin de là au pied d'un chêne massif qui trônait dans la quiétude de l'endroit.

Et au milieu coulait une rivière.


Les champignons furent déposés un à un sur la table de travail. Elle scinda le tas en deux moitiés et rangea la moins fournie dans un bocal. L’autre fut disposée sur une assiette plate qu’elle plaça de façon à bien les couper. Jasmine vivait en autarcie partielle. Des facultés acquises en l’espace de soixante-dix ans dont cinquante années dans Nueva même lui avaient appris à se débrouiller, à ingérer des connaissances pour mieux les dégurgiter au moment venu. Ce qu’elle ne cultivait pas elle-même était acheté dans d’autres villages voisinant sa butte, liant ainsi l’all’ombra aux communautés de façon permanente. Le lien qu’elle entretenait avec eux s’était renforcé au fil des années. Elle leur rendait service, quand ils le demandaient, sur l’étude des terres et d’éventuelles problématiques liées à l’apparition d’étranges phénomènes et eux, lui promettaient une quiétude marginale. Et cela convenait aux deux parties.

Belle-de-Jour fut servie. La jument alezane qui vivait dans l’écurie de l’all’ombra, accompagnée de quelques poules au quotidien, patientait pour l’heure du grain. Quand elle sentit l’heure arrivée, elle avait sorti sa tête pour accueillir la bipède, les oreilles en avant. Pendant que l’animal se nourrissait, Jasmine en profita pour la débarrasser du foin crotté. Elle ramena à l’aide de la même fourche le fourrage propre et quand elle eut fini de nettoyer le petit enclos, elle alla chercher de l’eau dans un bac à pluie. Du fait de vivre sur une colline relativement haute, moyen d’échapper aux brigands de passage, Jasmine n’avait pas accès à l’eau. Le temps que Belle-de-Jour termine et s’abreuve suffisamment, Jasmine rentra pour s’occuper des courges et des rares fruits contenant le panier. Les soupes étaient utiles et la préparation de l’hiver d’autant plus important. S’y prendre quelques mois avant le froid était, selon son expérience, judicieux. Elle fit bouillir de l’eau en amont dans un grand plat en fonte, tuant les parasites. Lorsqu’elle versa une première, puis une seconde fois l’eau dans une passoire pour dégager les corps et les débris, elle y plongea les légumes et mit le couvercle. Le feu dans l’antre de la cuisine pourléchait avidement la marmite de petite taille, si bien que Jasmine dut retirer une bûche pour le doser.

Les seaux furent pris, Jasmine avait harnaché la belle pouliche, suspendant sur ses flancs les deux larges contenant tandis qu’elle même portait un amphore. Ainsi fort du duo, l’all’ombra et son animal descendirent de la colline, bifurquant dès qu’elle trouva un chemin. La rivière n’était pas à proximité, cependant la cuisson des légumes allait prendre du temps et il restait devant elle une bonne après-midi. Les corvées n’étaient pas ce qu’elle préférait faire, mais vivant sans assistance, la question ne se posait pas vraiment. Un prix à payer quand on ne vit pas au cœur d’une cité.

L’écoulement de la rivière se fit de plus en plus entendre à mesure où la femme s’approchait d’un plateau de pierres. Un léger rapide s’était formé, où l’eau se décrivait par de multiples formes linéaires s’entrecroisant et s’affrontant pour mieux se séparer ensuite. Elle attacha la jument au tronc d’un chêne jeune, relevant ses bas bouffis pour les protéger de l’humidité. Elle coinça les pans de sa robe dans sa ceinture, coiffant sa chevelure à l’aide d’un ruban solide et entreprit à remplir les deux gros seaux amenés en effectuant plusieurs aller-et-retours, entre la rivière et la jument au plus proche. Elle se déchaussa un instant pour profiter de la sensation d’avoir ses pieds plongés dans un espace réduit de sable fin. La vase chatouilla la plante de ses pieds. D’un geste vif, elle balaya l’eau autour d’elle, se mouillant les mains par la même occasion. A cette époque de l’année, la Douce était tranquille car durant les mois de pluies régulières, la crue s’étendait à un large espace de la vallée. Son lit s’agrandissait de plus en plus et se formait malgré les habitants qui craignaient l’inondation de leur demeure à proximité de celle-ci ; depuis vingt-cinq ans, la Douce n’avait eu de cesse de s’étendre pour mieux régner. Néanmoins, il fallait se l’avouer : son eau claire et limpide venue de la région des Grands Lacs était délicieuse.

Le labeur avait un coût qui imposa à la travailleuse un repos de plusieurs minutes. Elle s’assit sur la berge, les mollets plongés, observant la faune aquatique s’agiter à chaque fois qu’elle dégageait à l’aide d’un orteil une petite pierre, remuant de ce fait les dépôts gorgés de nourriture. Un instant, sa concentration se dissipa et elle se laissa bercer par la symphonie de l’eau et du soleil baignant son corps dans une chaleur avenante et revivifiante.
Il avait demeuré là, longtemps immobile devant la stèle et l'épitaphe du défunt, prêtant une oreille attentive au concert de sons naturels qui accompagnaient son repos éternel. Les yeux clos, les sens en éveil au doux équilibre précaire et précieux du lieu, l'osmose naturelle et bienveillante d'éléments sempiternels dépassait l'entendement de toutes les créatures qui s'y mouvaient, homme sans artifices au centre d'un monde dont il ne parvenait pas à appréhender le degré de complexité et la beauté intrinsèque de cette nature qui étreint et protège.

Car si Arand, avait trépassé comme il avait vécu, dignement, ce privilège-ci avait été contesté à Seth par les dieux eux-mêmes. Condamné à l'errance et à la réincarnation perpétuelle, induite par le poids des culpabilités qu'il portait sur ses épaules, par les démons qui le rongeaient et les paradoxes qu'ils s'insinuaient dans son esprit malade, Seth était fatigué, las de toutes ces balafres qu'il portait comme fardeau dans cette enveloppe charnelle. Nueva avait adouci son amertume et sa rugosité, mettant à mal le masque de cire dans lequel il s'était logé depuis de nombreuses années. C'était ce trop-plein de tout qui affleurait à la surface de son être, poussant les battants et brisant les verrous des chaines qui les contraignaient depuis trop longtemps.  

Car même dans l'instant de recueillement qui s'imposait, il avait cette impression intolérable de trahir Alrand jusque dans la mort, de s'arroger ces moments qui étaient d'abord ceux les siens, de les dépouiller de tout leur symbolisme pour se les approprier ultimement et souiller la mémoire de son ami. Parce qu'en dépit des tourments qui le déchiraient dans son for intérieur, Seth feignait la peine qui aurait dû l'assaillir. Il était resté une ombre sans artifices, ne ressentait plus rien et ce bien qu'il avait longuement recherché en lui ce qui annihilait les sentiments contraires qui sommeillaient dans sa conscience malade. Sept années avaient passé depuis sa renaissance sur la terre désolée de Fhaedren, sept années où il avait réessayé d'apprendre, de ressentir toutes ces émotions entremêlées qu'il n'avait jamais effleuré sa vie durant comme émissaire de l'empire. C'était un enfant, un môme doué d'instincts et pourvu de capacités sensitives mais incapable d'accueillir ou de chasser les émotions qui le submergeait. Il devait tout réapprendre, les bases et leurs déclinaisons, leurs nuances et leurs tonalités, et réussir à mêler toutes celles-ci dans le creuset de sa vie d'avant.

Parfois, les émotions et souvenirs de Leonhardt remontaient à la surface comme des lames de fond s’abattant sur les récifs de sa conscience, érodant par intermittence sa santé mentale. Ces réminiscences affleuraient épisodiquement et sporadiquement, une sensation de déjà vu, un sentiment nouveau, une odeur particulière, étaient autant de détonateurs qui égrainaient leur vision soudaine et limpide au résistant relégué au rôle de simple spectateur de la séquence qui se déroulait devant ses yeux.

Ces visions avaient avec le temps fini par se mâtiner des propres souvenirs de Seth en les transformant, les renversant, les dénaturant parfois même au point d'en altérer les origines et les vérités que Seth prenait pour acquises. Ces flashs précédaient des migraines carabinées, tançant par vague successives son crâne et son esprit et et le confinait à l'inertie jusqu'à ce qu'elles cessent et lui restituent sa liberté d'action et son initiative. La médecine douce ne minorait en rien les effets indésirables et secondaires de ces réminiscences mais la nicotine donnait une contenance aux pensées fluctuantes du résistant. Il s'empressa de sortir une tige de son écrin et l'alluma consécutivement avant de tirer une profonde latte, c'était comme une libération à chaque fois que la fumée emplissait ses poumons et gorgeait ses veines d'adrénaline. Au fil des années, Seth avait l'intime conviction que son triste sort était un châtiment asséné par les Dieux eux-mêmes, comme s'ils aimaient à s'amuser avec le seul constituant – ses souvenirs - qui était encore propre au résistant, les morcelant un à un et plongeant son détenteur dans les doutes les plus troubles sur son passé. Comme s'ils voulaient lui faire payer le tribut de la vie sordide et des existences qu'il avait usurpé. Les dieux l'avait frappé de ce fléau et continuerait à le tourmenter jusqu'à ce qu'il ait épongé la dette qu'il leur devait. Une dette dont il ne connaissait pas la teneur mais dont il avait la conviction profonde qu'il devait l'étancher pour partir à son tour dans les limbes.

Il posa un regard sur un point lointain de l'horizon dégagé, la rivière s'écoulant paisiblement entre ses mollets. Un ange passa avant qu'il procède à une ultime prière, Seth rassembla ses effets et se débarrassa de ses haillons et de ceux son compagnon, ils avaient rempli leur utilité et avaient su déjouer la vigilance des officiers en faction. Il en déchira une large bande dont il se confectionna un bandana de fortune, remis la main sur ses cigarettes et son briquet puis brûla le reste dans les cendres encore incandescentes du feu de la veille. Sur son buste nu, se faisaient jour comme autant de stigmates de sa propre vie, les cicatrices et renflements du soldat deuxième classe Leonhardt Ackmann, capturé par des mouvances dissidentes et anarchistes à l'aube de l'année 407.

Seth devait dorénavant regagner la civilisation et gagner la première localité la plus proche de son point de chute pour se ravitailler, il prit parti de poursuivre sa route dans le lit de la rivière, jugeant qu'il parviendrait tôt ou tard à retrouver des natifs de la région installés près du cours d'eau. Il poursuivit son épopée et finit par penser toucher au but lorsqu''il crut deviner le périmètre d'un ouvrage ancien disposé sur un promontoire rocheux naturel. Il passa sa main sur son arcade comme pour s'en faire une visière contre l'ondée qui venait de percer le ciel plombée. Il plissa les yeux et crut discerner sur la ligne d'horizon à une centaine de mètres tout au plus un lavoir tout en pierres de taille. La mousse semblait avoir délicatement épousé ses formes par endroits mais c'était un bel ouvrage fort bien conservé en dépit de son âge avancé. Le résistant s'en rapprocha, entendant l'eau s'en écouler docilement de son cours ininterrompu lorsqu'il se figea sur place en apercevant une silhouette mystérieuse assise sur une berge avoisinante. Une elfe, une dryade peut-être...non elle ne portait pas les attributs de ses créatures...c'était différent.

Le vent se leva subtilement dans la vallée, s'engouffrant dans les troncs, faisant bruisser rameaux et branchages de son énergie nouvelle. La bourrasque fit virevolter délicatement les pans de sa robe et  tandis qu'elle plaquait une main en opposition à la rafale qui ondulait ses mèches d'or et d'argent. Le reflet  azurée et perçant de son son œil le fit tressaillir, leurs regards se mêlèrent et une sueur âcre ascendante lui parcourant l'échine. Il se saisit de sa tige avant d'en exhaler les vapeurs qui au contact de l'humidité ambiante se dispersèrent en volutes éparses. Ses pupilles s'humidifièrent avant de se dilater brusquement, son regard se voilà d'un rideau trouble.

Était-ce la résurgence d'un souvenir ?


Un barbeau s’approcha de la curiosité qui venait remuer le sol près de la touffe d’herbe. L’animal avançait précautionneusement, flairant l’endroit à la recherche d’éventuelles petites proies déposées au fond du cours d’eau sablo-graveleux. Jasmine arrêta de patauger, observant l’animal qui d’un geste presque apathique s’avançait. Il vint fouiller juste sous ses plantes de pieds et quand il remonta légèrement la tête, ses barbillons effleurèrent l’all’ombra qui sursauta, rangeant rapidement ses pieds. L’animal effrayé par une telle violence dans un milieu si calme pourtant dégagea. Cela n’empêcha certainement pas d’autres petites créatures, à peine visibles tant elles se confondaient à la couleur du sol, de venir se nourrir près de la zone qu’elle avait remué. Elle reprit son amphore juste à ses côtés et se remit au travail, procédant au long mais nécessaire effort remplissage de cuvée.

Belle-de-Jour patientait sagement. Son dos s’alourdissait à chaque aller-et-retour de sa cavalière qui prenait son temps. Elle balaya de sa queue fauve l’air, chassant quelques moucherons. La femme retourna, pour une dernière fois remplir son contenant, souffrant des lombaires. Chaque action était chronométrée, millimétrée. Elle ne pouvait se permettre de perdre une goutte, tant l’activité l’épuisait. L’action à peine aboutie fut interrompue par l’arrivée d’un quidam sur l’autre berge de la rivière. Le cours d’eau était étroit dans ce lieu et la montée de pierres facilitaient toute traversée. A dire vrai,  le lit ne devait pas être très profond. Penchée sur le côté de façon à garder son point de force dans les hanches, elle se figea. L’instant court subjugua la travailleuse, qui effectua un léger mouvement de tête comme signe distinctif d’un bonjour, les sourcils froncés par le soleil. Elle abandonna sa position quand le vent souffla, pour retourner au près de sa jument à quelques pas de là. L’alezane était tranquille puisque de dos, contrairement à sa maîtresse perturbée. Elle lança un dernier regard vers l’autre rive tandis qu’elle remplissait une des cuves, Une fois cela fait, elle détacha son animal du tronc et elle remit ses souliers de piètre qualité.

« Viens ma Belle, – sa parole fut accompagnée de quelques roulements de langue, qu’elle claqua contre le palais - , on y va. »

Alors qu’elle prenait en main les rênes, elle défit la ceinture qu’elle avait à la taille pour laisser balader sa robe au sol. Ses bas étaient trempés mais qu’importe, Jasmine comptait prendre le temps de se changer une fois chez elle. Le bois redevint relativement dense rapidement et la rivière ne fut plus qu’une impression laissée par la fraîcheur des lieux. Devant le cheval, elle avançait, l’amphore sous le bras comme pressée par la rencontre qu’elle venait de faire. L’inconnu avait toujours suscité chez elle un certain effroi, la mauvaise impression d’un embarras momentané, s’estompant qu’à la condition d’un éloignement ou d’une étude approfondie. Vivre des années la rendait différente des villageois : elle n’était pas pressée par le temps de la même façon qu’eux l’étaient. Trois générations d’hommes se succédaient alors qu’elle n’entamait que la vie active d’une jeune adulte, à peine découverte par les ailes de son père. En bref, l’intérêt qu’elle avait pour les rencontres étaient moindre, son millénaire devant elle lui offrait sur un plateau une pléthore de coïncidences et de croisements, des entremêlements humains et singuliers qu’elle aurait sans doute du mal à démêler.

Elle ne put s’empêcher de regarder quelques fois derrière elle. Non, elle n’avait pas peur, du moins elle tentait de s’en persuader. Les hommes aux cicatrices étaient toujours les plus dangereux. Oh oui, elle les avait vues et il ne lui avait fallu que de quelques secondes pour distinguer sur le torse de l’homme bardé de marques les lacérations d’une vie fomentée d’aventures et de tourments. Son imagination était aussi grande que la forêt et chaque ligne pouvait être la possible traduction d’un esprit vif, appréhendant et jugeant rapidement. Elle s’arrêta sur le chemin pour se rechausser, son empressement l’avait rendu gauche dans sa démarche et dans son action. L’amphore glissa de sa poigne sur le sol et l’argile fut esquinté par les cailloux qui trônaient sur le sentier. Jasmine tira Belle-de-Jour pour récupérer l’objet ; à son grand dam, une des deux hanses s’étaient brisées, laissant l’all’ombra pantoise. Un air grigné émacia son visage quand une ondée revint s’abattre sur la tête de la forêt.

A la croisée de chemins portant au cœur un monolithe sempiternel, elle continua tout droit. La topologie du terrain en pente, surmonté d’arbres aussi récents qu’anciens, avait toujours conféré à la femme cette impression de protection. Les bras nerveux et noueux dignes de Mère sylvestre la rassuraient. La présence de freux brisa le faux silence, rappelant à l'all'ombra la fin de son parcours.
La nature dansait harmonieusement autour de sa silhouette, épousant le pourtour des courbes de l'étoffe ample et atone qu'elle arborait, enserrant le maintien de son port en enveloppant d'une aura ésotérique et étrangement paisible la créature subtile qui cheminait avec nonchalance.

C'était un esprit sylvestre, fondu dans un environnement dont il partageait tous les secrets et soumis aux mêmes appréhensions que mère Nature à l'égard des voyageurs qui perturbaient inconsciemment ou non la quiétude et l'équilibre de modes de vie centenaires. Son teint d'albâtre, son col haut et découvert, cette retenue bordée d'infinies précautions que l'on devinait dans sa gestuelle indécise et imparfaite étaient là des témoins singuliers des contrastes qui opposaient en tous points ces deux êtres aux tempéraments si différents mais dont la providence avaient voulu la rencontre impromptue. A la croisée des chemins mais aussi a la croisée des vérités que chacun d'eux recelait.

Seth frémissait intérieurement, il n'aurait sans doute jamais connaissance de la véritable nature d'all ombra de son vis-à-vis et de le chance inopinée qu'il eut ce jour d'en apercevoir une sur cette berge isolée mais il savait instinctivement que rien dans ce bas monde n'était engendré par le seul hasard.   Au gré des rencontres et de ses péripéties, le résistant avait éprouvé ses vérités, il les avaient confrontés aux roches ciselés qui bordaient Fhaedren, au feu des brasier élémentaires des officiers Mearians et à une vie dénuée de faux-semblants et d'illusions, si ce n'est celle de penser œuvrer pour le bien commun d'Ellgard et non pour le lustre de quelque uns. L'armée n'avait finalement été qu un substitut à ses maux profonds, un simulacre où se s'entremêlaient les peurs et angoisses dans un socle commun et figé de discipline et de mérite. En bien des perspectives, Seth était redevable aux leçons que lui avait inculqué l'Institution bien que la plus grande et la importante d'entre elles eut été passée sous silence.  Toutes ces vérités qu'ils s'étaient forgés avaient volé en éclats lorsqu'il avait voyagé par monts et par vaux, foulant la terre et fendant les eaux pour le compte de puissants donneurs d'ordre dont il était à la solde. Aujourd'hui, une seule de ces vérités demeurait : celle de vivre sans  faux-fuyants et sans échappatoire devant l'adversité qui s'imposait à lui, comme il aurait dû s'y consacrer dés le premier jour.

Il la scruta s'éloigner paisiblement, laissant balader une caresse que le résistant imaginait douce et réconfortante le long de l'encolure et du garrot de la jument qui l'accompagnait comme si elle eut voulu la soulager des amphores dont elle avait la charge. Seth s'étonnait d'en imaginer la douceur dans son mouvement, d'en ressentir la chaleur vénérable et apaisante dans l'humidité de l'air rafraîchie par le crachin, il était enivrant de ressentir l'affection réciproque et véritable que toutes deux partageaient.  L'éclat des prunelles de l'être sylvestre lui remémora brusquement dans un soubresaut l'épouse regrettée de Leonhardt, ses mèches blondes en cascade, ses iris d'un bleu sans fond, son sourire langoureux, sa bonté naturelle et complaisante envers autrui. L'âme de Leonhardt pleurait quelque part de s'être fait retirer ce bonheur-ci, il pleurait d'une rage sourde et indicible envers celui qui l'avait dépossédé de ce plaisir simple et sincère dans un monde qui ne le sera sans doute jamais autant que son amour l'était pour son épouse. Sa ferveur cognait dans les tréfonds de sa conscience, criant vengeance, pressant les valves du cœur meurtri de l'imposteur, le comprimant pour qu'il souffre lui aussi, à son effigie, de son indicible tristesse. C'était bien la seule satisfaction qu'il restait à Leonhardt, si tant est qu'elle puisse en être véritablement une et non pas un simple reliquat d'émotion qu'il pouvait invoquer à dessein lorsqu'il saignait. Les flots de terreur qu'il engendrait s'insinuaient en Seth et le suppliciait à son tour comme l'écho de son propre chemin de croix. Et votre serviteur crut revivre ce même calvaire lorsqu'il plongea ses yeux dans le regard de cette créature qui, inconsciemment ou non, avait ravivé ces blessures enfouies et pourtant si réelles.

Lorsqu'il releva la tête et aperçut la présence éthérée de l'all ombra sur la colline qu'elle arpentait, qu'il sentit qu'il n'y avait aucun ressentiment, aucune animosité, aucune hostilité profonde à son encontre, il la sut différente de l'épouse de Leonhardt et se sentit invariablement guidé par elle. Sa ressemblance avec l'épouse de Leonhardt n'était sans doute pas un fait anodin mais surtout la croiser aux confins de cette forêt relevait presque de la révélation. Les dieux voulaient t'ils lui faire entendre un message ? Pouvait t'elle être la clef de compréhension de ce mal terrible qu'on lui infligeait ? La rédemption qu'elle était peut-être bel et bien, cet espoir permis de croire qu'en ce jour  il pourrait obtenir les réponses à ces trop long errements guideraient ses pas vers elle et l'attirerait immanquablement dans les filets de son ombre silencieuse et invisible.

Moment d'apesanteur succinct lorsque l'argile d'une amphore s'ébrécha et fit sortir de sa torpeur le résistant. Il quitta le lit du cours d'eau, regagna la berge avant de plonger ses mains dans le bassin du lavoir et de se rafraîchir abondamment le visage encore marqué par l'expérience traumatique qu'il venait de vivre. Il se massa la nuque, passant une main vive et humide sur cette dernière puis lorsqu'il releva la tête, se retrouva face à face à un enfant en bas âge qui jouait à jeter des galets pour jauger la profondeur du bassin. Leurs yeux se scrutèrent et sentant l'appréhension de l'enfant, Seth se fit plus doux, plus conciliant, plus au fait du garçonnet qui n'était sans doute pas accoutumé à voir un tel énergumène en ces lieux.

" Bonjour mon ami, pourrais tu m'indiquer le chemin à suivre pour regagner ton village ? " 

" Là bas, monsieur, suivez la colline et vous gagnerez le village après 3 lieues. "  lança t'il en indiquant la route avec sa main.

" Merci mon garçon. Puis-je te poser une autre ...Hmmh "

L'enfant avait fini par détaler pour se divertir avec des plantes qu'il avait aperçu dans des fourrées sur les bas côtés du sentier. Seth le laissa ainsi se distraire et s'engagea à son tour sur ce même chemin qu'avait emprunté auparavant l'être mystérieux. Il serpenta le long des sinuosités de la colline suivant scrupuleusement à la lettre les indications de l'enfant jusqu'à déboucher sur le plateau qui surmontait le bosquet. Une chaumière sans prétention était nichée dans la simplicité de l'endroit, Seth devina les traits d'une petite écurie à proximité du logis après qu'il ait discerné un ballot de foin dans son enceinte. Le résistant  s’avança fébrilement dans le périmètre de la demeure, apercevant des semis dans le potager attenant la maison. L'atmosphère toute pittoresque conférait au lieu une présence douce et rudimentaire à la fois, il devait être bon d'y vivre et d'y couler des jours heureux lorsque l'été viendrait.  Un hennissement brisa le silence bucolique du lieu, Seth y reconnut celui de la jument qu'il lui avait d'ores et déjà été donné d'apercevoir, il glissa une œillade vers elle et y avisa la créature sylvestre qui pacifiait l'animal avec la tendresse qui la caractérisait.